Chapitre 14

Toujours guidé par son pilote automatique, le requin de l’espace était redescendu vers la Terre. Il était sorti de la grande nuit cosmique et pointait son museau de squale en direction du pôle. Bob Morane n’avait aucune manœuvre à accomplir. L’appareil regagnerait sa base avec la même sûreté qu’il l’avait quittée.

On survolait maintenant la banquise, et Bob et Bill étaient incapables de repérer, parmi les séracs, l’ouverture du puits qui mettait le refuge hyperboréen en communication avec la surface : rien ne ressemble plus à un champ de séracs qu’un autre champ de séracs !

— Une chance qu’on ne doive pas retrouver notre chemin tout seuls, dit Bill. On se paumerait aussi sûr que deux et deux font quatre.

— Pourquoi se préoccuper ? fit Morane avec un haussement d’épaules. Puisque notre engin est prévu pour retrouver son chemin tout seul ?… Je crois d’ailleurs qu’on ne va pas tarder à regagner l’écurie.

Progressivement, l’appareil réduisait sa vitesse, jusqu’à devenir presque immobile. Alors, il se redressa, pointa son avant vers le ciel et se mit à descendre à reculons, très lentement, vers la banquise. Par le globe du cockpit, Bill essayait de voir sous lui. Il eut un petit cri de triomphe.

— Ça y est ! Je crois avoir repéré l’entrée du puits !

— Comme tu vois, dit Bob calmement, tout était prévu.

L’appareil n’était plus qu’à une centaine de mètres au-dessus des séracs, quand un avertissement parvint à Morane :

— Attention, commandant !… À onze heures !…

Morane regarda dans la direction indiquée : un chasseur fonçait vers eux, de toute la puissance de ses réacteurs.

— On dirait un vieux Sabre, commenta Bill.

— Sabre, ou non, grogna Morane, c’est à nous qu’il en veut… Sûr…

Au ras des ailes de l’avion, deux fleurs rouges étaient écloses.

— Hé, dit Bill, nous tire dessus aux rockets, le fumier !

Les projectiles passèrent à quelques mètres à peine du requin de l’espace, mais sans heureusement le toucher.

— T’as raison, Bill, siffla Morane entre ses dents serrées. On nous tire dessus !

En une série de gestes parfaitement rodés, il déconnecta le pilote automatique et s’empara des commandes.

— Accroche-toi ! jeta-t-il à l’adresse de son compagnon. Ça va être la corrida !

Le Sabre revenait, avec des airs d’oiseau de proie. Sans hésiter, Morane dirigea son appareil vers la banquise.

— J’espère que vous n’allez pas jouer à faire du rase-mottes entre les séracs ? protesta Bill.

— Trouve une autre solution, mon vieux, grinça Morane, et je te fais décorer du mérite de l’Ordre Agricole.

Deux rockets pulvérisèrent un sérac gros comme une maison de vingt étages, juste devant le nez du requin de l’espace.

— C’est pas d’la rigolade, commenta l’Écossais.

— Si tu as jamais cru que c’en était, de la rigolade…

Morane engagea son engin entre deux longs replis de glace qui formaient comme une vallée.

— Si seulement on était armés ! dit-il.

Le requin de l’espace était peut-être plus rapide que le Sabre, mais moins maniable, car il n’était pas conçu pour cet exercice de haute voltige qu’est la chasse aérienne.

Et ce qui devait arriver arriva. Comme Morane jaillissait d’une faille, il se trouva nez à nez avec le chasseur. Il tenta bien de l’éviter et de prendre le large, mais pas assez vite pour échapper aux rockets. Le requin de l’espace frémit dans toutes ses membrures et, pendant quelques instants, on put croire qu’il allait voler en pièces détachées. Pourtant, il tint bon.

— J’ai l’impression qu’on a du plomb dans l’aile, dit Bill.

— Dans l’aile, c’est une façon de parler, dit Morane d’une voix sourde. Ce serait plutôt…

— Soyez pas grossier, commandant, intervint Bill.

Les deux amis s’étaient retournés et, à travers le bulbe transparent, ils purent se rendre compte que tout l’arrière de l’appareil avait été déchiqueté par un projectile. Une fumée noire en montait, et aussi quelques flammèches du plus mauvais augure.

— Ça sent le roussi ! grimaça Bill.

Ça ne sentait rien du tout, mais Bob ne put qu’approuver :

— Le roussi ! C’est le mot juste… Le plus grave, c’est que je ne gouverne plus.

L’appareil tanguait de gauche à droite et d’avant en arrière, et Morane avait toutes les peines du monde à lui faire garder une trajectoire plus ou moins rectiligne. Le pire était que, devant eux, Morane et Bill distinguaient l’entrée du puits. Ils l’avaient retrouvé par hasard et il semblait les narguer. Dans l’état où se trouvait leur engin, pas question de se glisser dans une ouverture aussi étroite.

Morane tenta bien d’enclencher à nouveau le pilote automatique, mais ce fut comme s’il sifflait l’air des lampions.

— Je vais essayer de me poser, dit-il. Il repéra une longue surface, presque lisse, entre deux champs de séracs.

— Voilà ce qu’il nous faut pour une petite partie de luge, remarqua-t-il.

Ballantine n’eut pas le loisir de protester. Le requin de l’espace posa le ventre sur la glace, rebondit, se reposa et continua en une longue glissade hasardeuse. Les séracs se rapprochaient dangereusement. Mais, au lieu de pulvériser l’engin, ils le freinèrent. Le long museau de l’appareil s’engagea entre deux d’entre eux, très rapprochés, et s’y bloqua. La coque, construite en métal très résistant, avait parfaitement encaissé le choc, et les harnais de sécurité avaient maintenu les deux passagers bloqués sur leur siège.

— Ouf ! dit Bill. J’ai bien cru qu’on allait être laminés. On s’en tire encore pour cette fois !

— Pas si on reste ici, dit Bob. N’oublie pas le vrill. C’est comme si on était assis sur une bombe H.

En hâte, ils firent sauter leurs harnais, ouvrirent le cockpit et se propulsèrent au-dehors pour se mettre à courir sur la glace, aussi vite qu’ils le pouvaient. Ils étaient servis en cela par le dispositif de gravitation artificielle dont étaient dotés leurs scaphandres.

Au creux des reins. Bob Morane sentit comme une légère vibration. Le frisson annonceur de grandes catastrophes.

— Planquons-nous ! hurla-t-il. Ça va être le feu d’artifice !

En même temps, ils plongèrent à plat ventre derrière un sérac. Juste au moment où une énorme vague brûlante passait sur eux.

 

*

*    *

 

— Sans nos scaphandres, constata Bill Ballantine en se redressant, on aurait eu le poil grillé.

— Le poil, c’est un euphémisme ! fit Morane en se relevant à son tour. Sans nos combinaisons, on était frits à point !

— Ça ne m’a pas empêché d’avoir chaud ! Pendant un moment, j’ai cru qu’on me passait au chalumeau.

— En tout cas, combinaisons ou pas, nous avons plongé juste à temps.

Tout en parlant, les deux hommes s’étaient tournés vers le requin de l’espace. Ou du moins vers ce qui en restait. Quelques débris de métal fondu dont les formes ne rappelaient en rien l’élégant engin qui leur avait permis d’atteindre le Chevalier Noir et d’en revenir.

— Dommage, murmura Bill. On aurait pu épater les copains avec un joujou pareil.

Mais déjà, Morane s’était détourné en disant :

— Nous ne pouvons demeurer ici. Essayons de pénétrer d’une façon ou d’une autre dans le refuge. Les Hyperboréens doivent nous y attendre avec angoisse. Peut-être sont-ils déjà entrés en agonie.

Les deux hommes se relevèrent et s’engagèrent entre les terrasses. Au bout d’un moment, Bill demanda :

— Qu’est-ce que c’était, à votre avis, ce zinc, commandant ?

— Tu veux parler du Sabre ?

— Je veux…

— Faut pas être sorcier pour deviner, mon vieux. On a eu affaire au Smog, là-haut. Alors, le Sabre ?

— Un appareil de surveillance U. S. ? risqua l’Écossais.

— Pas question, Bill. On aurait vu l’étoile et le numéro d’immatriculation. Et puis, il y a bien longtemps que l’armée de l’air américaine a déclassé ce genre d’appareil.

— Juste, reconnut le géant, du moins en ce qui concerne le déclassement de l’appareil. Pour ce qui est de l’étoile et du numéro d’immatriculation, ce pirate a toujours été à contre-jour, et on n’aurait pas pu les apercevoir.

— C’est sans doute pour cette raison que nous n’avons pas aperçu non plus la marque de l’organisation, compléta Morane.

À plusieurs reprises, Bill hocha la tête, tout en murmurant :

— Doit être ça, commandant… Doit être ça.

Ils continuèrent à progresser parmi les séracs. Leurs scaphandres les isolaient complètement de la température ambiante, et ils ne sentaient pas les attaques du froid.

Au bout d’un moment, Bill dit encore :

— Si nous retrouvons le puits, est-ce qu’on pourra y descendre ?

— Pas question, fut la réponse de Morane. Trop profond ! Et puis, les parois doivent être lisses comme de la peau d’ange.

— Alors ?… s’enquit Bill.

Pas de réponse. Ils continuèrent à avancer, pas très rassurés en ce qui concernait l’avenir. Puis, tout à coup, au détour d’une aiguille de glace, ils stoppèrent net. Devant eux, la banquise plongeait à la verticale et, plus bas, on apercevait l’eau libre. Sur cette eau, plusieurs hydravions étaient posés, aussi innocents en apparence que des libellules à la surface d’un étang.

— Qu’est-ce que c’est que ces… ? commença l’Écossais.

Posant la main sur l’épaule de son ami, Morane le poussa en avant.

— Couchons-nous… Je préfère regarder sans risquer d’être vu.

— Y aurait plutôt intérêt, approuva Bill.

Ils s’allongèrent sur le ventre, juste au bord du glacier. De là, ils dominaient la mer libre d’une centaine de mètres, et il était extrêmement improbable, à moins d’un malencontreux hasard, qu’on les repérât. Par contre, eux, ils pouvaient observer tout à leur aise les hydravions.

Presque aussitôt, Bill Ballantine poussa son compagnon du coude, en murmurant :

— Z’avez vu, commandant ?

— Vu, fut la réponse laconique de Morane.

Les hydravions portaient tous la marque de l’Organisation Smog. Ce qui ne nécessitait aucun commentaire.

Pendant quelques minutes, les deux amis continuèrent à détailler les appareils : des engins de gros tonnage, qui devaient servir au transport d’hommes ou de matériel.

— À votre avis, fit Bill, qu’est-ce que ces zincs font là ? Sont pas venus pour une partie de plaisir, c’est sûr !

— Probablement ont-ils amené des commandos, tenta d’expliquer Morane.

Avec attention, il inspectait les alentours. Au bout d’un instant, il pointa le bras vers un point de la banquise faisant face au promontoire où ils se trouvaient.

— Regarde ce trou, dit-il. Est-ce que tu le reconnais comme je le reconnais ?

À son tour, Ballantine inspecta la large ouverture que lui indiquait son ami, puis il hocha la tête.

— Je l’reconnais, commandant. C’est par-là que nous avons pénétré dans le refuge des Hyperboréens. Sans doute que les hommes du Smog ont fait la même chose. Regardez ces cordes accrochées au rebord du trou…

— Et, en bas, compléta Morane, il y a des canots pneumatiques.

— Ça complète le topo, conclut l’Écossais. Reste à savoir comment les gars du Smog ont réussi à faire fondre la glace.

Morane eut un geste vague et dit :

— La façon dont ils ont opéré importe peu. Ce qui compte, c’est qu’ils ont assurément réussi à pénétrer dans le refuge où Cyrillia et les autres hyperboréens nous attendent.

À plusieurs reprises. Bob hocha la tête, avant de poursuivre :

— Ah ! elle a bien machiné son coup, Miss Ylang-Ylang ! Pendant qu’elle envoyait un commando en direction du Chevalier Noir, elle en dépêchait un autre jusqu’ici. De cette façon, elle faisait d’une pierre deux coups… Pour ce qui est du Chevalier Noir, on a pu lui mettre un bâton dans les roues mais, dans le cas présent…

— … on est aussi impuissants que des phoques bloqué sur un iceberg, compléta l’Écossais.

— Pour le moment, corrigea Morane. La nuit ne va plus tarder à tomber. Alors, on descendra jusqu’au trou on se glissera dans le refuge et on verra ce qu’on peut faire…

— Si seulement on réussit à l’atteindre, le trou en question, fit remarquer Bill. On a plus de chances de piquer une tête dans la flotte, là-dessous, et elle doit être froide cette flotte, mais froide !

— Nos combinaisons sont étanches et parfaitement isolantes, crut bon de rappeler Morane. Et puis, n’oublie pas que nous sommes toujours des surhommes.

— Vrai, ça, approuva Ballantine. Savez quoi, commandant ? Eh bien ! quand je redeviendrai un individu normal je me sentirai tout p’tit… Mais alors là, vraiment, tout petit !

— Tu ne paraîtras jamais tout petit, rétorqua Bob. T’aurais du mal.

— C’était une façon de parler, bien sûr, commandant.

Ils demeurèrent silencieux. À regarder les hydravions toujours aussi immobiles que de grandes libellules épinglées sur la soie verte de l’eau. À attendre que la nuit daignât tomber.

Opération Chevalier Noir
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